Réf. :Cass. com., 24 mai 2016, n˚ 15-17.788, FS-P+B
La Cour de cassation persiste et signe ! Dans le prolongement de sa décision du 27 mai 2015 [1], la Cour rappelle, dans un arrêt rendu le 24 mai 2016, qu’en présence d’un dividende prélevé sur les réserves, le droit de jouissance de l’usufruitier de droits sociaux s’exerce, sauf convention contraire, sous la forme d’un quasi-usufruit et précise que la dette de restitution à laquelle l’usufruitier est tenu, qui trouve sa source dans la loi, est déductible de l’assiette de l’ISF jusqu’à la survenance de son terme (Cass. com., 24 mai 2016, n˚ 15-17.788, FS-P+B).
Si l’existence d’un quasi-usufruit d’origine légale sur les distributions prélevées sur les réserves semble désormais acquise, la prise en compte de la dette de restitution pour le calcul de l’ISF n’allait pas de soi, loin s’en faut.
Cet arrêt est d’autant plus remarquable que les hauts magistrats n’étaient pas appelés par les requérants à se prononcer sur cette question de la déductibilité de la dette du quasi-usufruitier mais sur l’évaluation de parts sociales démembrées. Ceci ne donne que plus de force à l’attendu de le Cour de cassation et marque indiscutablement sa volonté de faire jurisprudence.
Comme chacun le sait, aux termes de l’article 587 du Code civil, "si l’usufruit comprend des choses dont on ne peut faire usage sans les consommer[...], l’usufruitier a le droit de s’en servir mais à charge de rendre à la fin de l’usufruit soit des choses de même quantité et même qualité, soit leur valeur estimée à la date de restitution".
Ainsi, le quasi-usufruit (dont le terme n’est pas repris par le Code civil) n’est qu’une variante de l’usufruit classique lorsque celui-ci porte sur des choses consomptibles se détruisant par l’usage même que l’on en fait, tel que l’argent.
Or, pour l’assiette de l’ISF et sauf cas particuliers, les biens ou droits grevés d’un usufruit sont compris dans le patrimoine de l’usufruitier (CGI, art. 885 G [2]). Conformément à la jurisprudence du Conseil constitutionnel, imposer le nu-propriétaire à l’ISF alors que ce dernier ne tire aucun revenu des biens démembrés ne permettrait plus, en effet, de frapper la capacité contributive que confère la détention des biens en cause [3].
Appliquant ce raisonnement au quasi-usufruit, la doctrine administrative considère que la déduction à titre de passif de la valeur du bien objet du quasi-usufruit viderait de sa portée la règle sus énoncée [4]. Bien plus, selon l’administration fiscale, l’obligation de restitution ne prenant naissance qu’au décès de l’usufruitier, elle ne peut constituer une dette déductible de l’assiette de l’ISF de ce dernier [5].
Jusqu’à présent, l’administration fiscale était suivie par les juges du fond, comme en témoigne un arrêt de la cour d’appel de Toulouse de 2012 aux termes duquel l’obligation de restitution de la somme reçue ne constitue pas un passif déductible de l’ISF, faute d’exister avant le décès de l’usufruitier.
Cette analyse est annihilée par l’arrêt commenté de la Cour de cassation qui qualifie l’obligation de restitution de dette exigible au terme de l’usufruit et qui, prenant sa source dans la loi, est déductible de l’assiette de l’ISF jusqu’à la survenance de ce terme [6].
Cette décision doit être saluée.
D’une part, la distinction opérée par la doctrine administrative entre obligation de restitution et dette est tout à fait artificielle, pour ne pas dire spécieuse. La personne tenue d’une obligation à l’égard d’un tiers est bien redevable d’une dette à son encontre !
D’autre part, en application des dispositions de l’article 768 du CGI, pour être déductibles les dettes, dûment justifiées, doivent (i) exister au 1er janvier de l’année d’imposition et (ii) être à la charge personnelle du redevable, de son conjoint soumis à imposition commune ou de leurs enfants mineurs. Ainsi, si la loi impose que la dette ait pris naissance avant le 1er janvier d’une année, elle ne requiert pas qu’elle soit exigible à cette date. Quand bien même la restitution n’est due qu’au terme de l’usufruit, la dette du quasi-usufruitier naît effectivement au jour du démembrement et de la création du quasi-usufruit. Sur ce point, l’arrêt susmentionné de la cour d’appel de Toulouse appelait très clairement la critique ; du reste, il ne viendrait l’idée à personne de contester la déduction d’un emprunt in fine, alors même que le capital n’était exigible qu’à son terme !
Reste la cohérence de cette décision par rapport au principe d’imposition du seul usufruitier sur la valeur des biens en pleine propriété. Les moyens soulevés ne portant pas sur la question de la déduction de la dette du quasiusufruitier de l’assiette de l’ISF, l’arrêt commenté n’apporte pas d’éclairage sur ce point. Ce serait cependant faire injure aux magistrats de la Cour de cassation que d’imaginer que cette règle n’était pas présente à leur esprit, sans qu’ils jugent pertinent de la faire prévaloir.
Sans se perdre en conjecture, on peut penser que la nature même du quasi-usufruit a pu conduire la Cour de cassation a écarté le principe de l’imposition de l’usufruitier sur la pleine propriété des biens. Si on s’en rapporte en effet à sa définition même, le quasi-usufruit porte sur des choses qui se détruisent avec l’usage ; en cela, le quasiusufruit est antinomique de l’usufruit [7]. Assimiler totalement le quasi-usufruitier à l’usufruitier ne paraît pas juste, tout comme devoir considérer que celui-là, à l’instar de celui-ci, devrait impérativement être imposé à l’ISF sur la valeur de biens qui disparaissent du fait leur usage. Autrement dit, les dispositions de l’article 885 G devraient être écartées chaque fois que l’usufruit porte sur des biens consomptibles. Ainsi l’arrêt commenté trouverait-il son explication dans une interprétation stricte de la nature du quasi-usufruit, dont le champ d’application serait strictement limité aux choses consomptibles par nature.
Si on doit analyser la décision du 24 mai 2016 comme excluant la règle d’imposition de l’usufruitier à l’ISF sur la valeur des biens en pleine propriété, il en découle à notre sens nécessairement que le nu-propriétaire devrait, pour sa part, être soumis à l’ISF sur la créance de restitution, quand bien même celle-ci n’est exigible qu’au terme de l’usufruit.
Certes, une telle solution heurte de prime abord la jurisprudence du Conseil constitutionnel déjà mentionnée. Pour autant, les sages de la rue de Montpensier n’ont pas manqué de rappeler également "qu’en instituant cet impôt, le législateur a entendu frapper la capacité contributive que confère la détention d’un ensemble de biens et de droits et que la prise en compte de cette capacité contributive n’implique pas que seuls les biens productifs de revenus entrent dans l’assiette de l’impôt de solidarité sur la fortune". Encore une fois, il nous apparaît que la consomptibilité naturelle des biens objet du démembrement est seule de nature à justifier la solution retenue par la Cour de cassation qui conduit de facto à l’imposition du nu-propriétaire sur la créance qu’il détient à l’encontre du quasi-usufruitier.
On relèvera enfin que, si la Cour de cassation se réfère expressément à l’origine légale du quasi-usufruit sur les dividendes prélevés sur les réserves, le même raisonnement devrait s’appliquer aux quasi-usufruits de source conventionnelle, pour autant qu’ils résultent d’un acte authentique ou d’un écrit seing privé dûment enregistré. Si les dettes consenties par le redevable au profit de ses présomptifs héritiers sont présumées fictives et donc non déductibles, leur déduction est néanmoins admise si elles résultent de convention ayant acquis date certaine.
A l’évidence, l’arrêt du 24 mai 2016 est appelé à faire date dans la construction jurisprudentielle du régime fiscal du quasi-usufruit. Mais avant de crier victoire et d’envisager un recours tout azimut à ce mécanisme, les contribuables seront attentifs à évaluer ses répercussions sur la situation des nus-propriétaires, sans parler de la riposte toujours possible du législateur. La quasi-exonération du quasi-usufruitier et du nu-propriétaire n’est peut-être pas encore de ce monde !
[1] Cass. com. 27 mai 2015, n˚ 14-16.246, FS-P+B+R+I.
[2] QE n˚ 10 605 de M. Jean-David Ciot, JOANQ 20 novembre 2012, réponse publ. 12 mars 2013, p. 2790, 14ème législature.
[3] Cons. const., 29 décembre 1998, n˚ 98-405 DC et Cons. const., 9 août 2012, n˚ 2012-654 DC.
[4] BOI-PAT-ISF-30-60-20, n˚ 50, 12 septembre 2012.
[5] Décision de rescrit 23 janvier 2007, n˚ 2007/1 P ; BOI-PATISF-30-60-20, n˚ 50, 12 septembre 2012, préc..
[6] CA Toulouse, 10 décembre 2012, n˚ 11-04 016 ; RJF, 3/13, n˚ 362, CA.
[7] Cf. M. G. Hublot, Développements sur la quasi-usufruit : pour une plus grande vigilance, in La revue fiscale notariale, n˚ 11, décembre 2014, étude 26.